Caracas – 2009

Chronique, masques

Et l’argile se déverse sur moi, crémeuse et froide, s’appropriant de mes sillons, dominant les frontières de mon identité. Nous sommes tous ici, maintenant, le geste est notre rituel… encore et encore sur les tables de l’atelier : eau, mélanger, vaseline, chuchotements, attention, dessiner le visage.

« Doucement, je vais te changer en œuvre d’art »… et cette caresse me parvient come une embrassade donnée. Je comprends que je ne suis pas seule, qu’à quelques mètres il y a un garçon. Que lui aussi va laisser sa trace, son visage dans la glaise. Dans ce geste de confiance, il y a une espèce de noir, d’incertitude. Mon regard ne m’appartient plus, d’autres voient pour moi, m’accompagnent, me guident. Je suis un modèle couvert de vaseline, disposé au travail des mains qui joueront à modeler mes traits. Je peux sentir ses pas cherchant l’argile.

Les enfants posent des questions, observent attentivement comment ils vont le faire, en quoi consiste la cérémonie qui servira de pont entre la parole et l’action, qui les transformera en créateurs. En œuvres d’art ? Et moi, je continue à attendre, enveloppée dans mes hésitations, m’interrogeant sur le résultat de cette expérience. Je reste couchée et en alerte, attendant le miracle. En silence. Pendant que le doute ronge mes espaces internes et que je cherche désespérément cette foi qui m’échappe, qui joue à cache-cache.

La voix d’Olga est un devenir qui fluctue avec le mouvement appris de celui qui connaît, celui qui a fait ce voyage de nombreuses fois. Dans sa voix il y a le calme de celui qui guide, celui qui officie. « Tu veux arrêter là ? Tu n’es pas obligée de le faire. » C’est seulement à ce moment que je comprends qu’elle a raison, c’est là mon choix. C’est moi qui ai voulu être ici, qui veux voir mon visage de calcaire, ici personne ne reste s’il ne le souhaite pas. Les enfants de La Colmena n’acceptent rien d’autre, on ne peut pas les retenir. Pourtant, ils sont là, à côté de moi, ils restent comme moi dans ce point aveugle [punto ciego]. Ils sont anxieux d’apprendre, nous n’avons échangé que pendant quelques minutes, mais ils m’offrent leurs paroles, touchent mes bras. C’est un saut dans le vide, l’attente est toujours difficile.

J’ai le droit d’ouvrir les paupières. Olga me sourit et, de l’autre côté de moi : Estefany. Elle n’a pas plus de huit ans, mais elle m’observe avec le poids de la rue et de ce qu’elle forge, ses yeux ne ressemblent plus à ceux d’une enfant… Je lui prends la main et la serre, je suis finalement prête à faire le saut.

De retour, avec un morceau d’argile dans les mains, j’observe comment le rituel se déroule encore et encore sur les tables de l’atelier : eau, mélanger, vaseline, chuchotements, attention, dessiner le visage. Cet épisode n’est pas encore terminé, il reste toute une journée de travail, et les positifs d’argile sortent l’un après l’autre, au grand étonnement des regards, de ceux qui, comme moi, n’ont plus l’habitude de faire confiance, ils regardent avec méfiance et curiosité le moule qui contient ses traits, c’est un jeu de perception.

Nous ne nous sommes pas aperçus que nous avons communié ensemble, nous nous assemblons dans le faire, nous sommes maintenant dans le mur, dans le collectif. Josefina voit son visage de lune, a fait confiance et s’est aussi livrée. Maintenant, Estefany attend sous la glaise pendant que je lui prends la main, dans ces logiques circulaires que la vie rend possible. Je lui prends la main et je sens que je lui ai retourné le service rendu. Son masque sera avec le mien dans le mur. L’histoire derrière ce moment, derrière chaque enfant qui a décidé d’être, est pleine d’épisodes étranges et obscurs, ce sont des enfants de la rue, ils connaissent les frontières, le marginal, mais ce poids, ce trait à moitié sauvage qui se conserve encore ne les rend pas différents de moi, de Claire, d’Olga parce que c’est l’instant qui se cultive dans le travail du masque, c’est ici et maintenant que l’on a besoin du même courage pour avoir confiance, la même patience du semeur. Il y a un fait plastique dans tout ce rituel, quelque chose de tous laissé dans le moule.

Je crois comprendre ce que fait Olga. Je veux croire que je suis avec les enfants de La Colmena, de Petare, Magdalena, en France, en train de signer un mural, en train d’accéder à ce mythe rédempteur de l’art qui parle de la transcendance.

Ida Vanesa Medina P.
Novembre 2009