Lima – 2001

À Joël, Kiko, Robert, Tatan, Gregorio, à leurs camarades de l’atelier de Magdalena et à ceux qui vouent leur vie à leur donner une vie.

Residencia en la tierra

 »  C’est ça ma figure ?  » Tomás tourne le masque dans ses mains, déconcerté. Son expression hésite entre le plaisir et l’inquiétude. À lui de travailler maintenant. Tomás se penche au-dessus du copain qui vient de s’allonger, les yeux fermés, le visage tourné vers lui, enserré par un large tissus de protection comme un champ opératoire. Tomás passe délicatement un enduit huileux sur toute la surface de peau laissée visible avant d’étaler le plâtre frais qu’il a malaxé dans un bol, en prenant soin de ménager un trou pour chaque narine afin d’y placer une pipette pour la respiration. À tour de rôle. Chacun fait le masque du voisin. Voici son empreinte, sa trace vive, ses traits réels, fixés désormais. Et chacun peut se voir tel que l’autre le voit. Ça c’est moi et celui-là là-bas c’est toi. Je te reconnais.

Dans l’atelier la concentration est palpable. Chacun s’applique a répéter les gestes suivant l’indication de l’artiste, et dans l’ordre. L’œuvre d’art exige méthode et minutie. Elle progresse de séance en séance. Les masques s’ajoutent aux masques, visage après visage, et pour chacun affirme une identité.

Tomás a quatorze ans. Ses allures de vieux routier des mauvais coups et son visage marqué lui donnent beaucoup plus. Chez certains sont visibles de méchantes cicatrices, entailles au couteau ou bosselage d’anciennes fractures. Mais soudain une plaisanterie ou une bourrade fait exploser les rires. Les yeux d’un gamin ravi s’illuminent, l’enfance aussitôt à fleur de muscle. Ils ont entre cinq et quinze ans. Ils sont sans âge. Ils sont tous privés d’enfance. Entre eux ils ignorent les jeux. Ils ont gardé de la violence de la rue, constamment sur le qui-vive, les réflexes de suspicion et de rancune. Ils ne connaissent que la défense, la défense sous forme d’attaque aussi bien. Mieux vaut dissimuler, les faits, les noms, les dates. Ne pas donner prise. Tout peut se dire et se nier. D’un moment à l’autre, du jour au lendemain. De toute façon le réel se dérobe. Rien n’est stable et rien n’est sûr. Demain n’existe pas. Y aura-t-il jamais un lendemain ? Et de quoi peut-il être fait ? Si jamais il vient, rien n’est moins sûr, il ne peut être qu’aussi incertain, aussi flou et dangereux que l’était hier. Alors les mots eux aussi sont instables et les récits se transforment, au gré du moment ou de l’interlocuteur. Un prénom n’est jamais définitif. Dans un monde sans avenir, sur une terre sans désir, dire  » je  » peut-il avoir du sens ?

Les masques de la sculpture identifie les visages des enfants. Ils disent leur identité que refusent leurs mots. La sculpture, au long d’une longue séries d’hiers, d’aujourd’huis et de demains, dit aussi un désir : celui, au moins, de sa complétude, de la voir terminée.

La sculpture exige des devoirs et en premier lieu celui de revenir. Chaque geste prend du temps. Chaque geste doit être fait dans les temps : le temps de la préparation, du séchage, du moulage, du façonnage, de l’assemblage, le temps ménagé pour le travail de l’autre, lui laisser sa place et l’incorporer au sien, le temps de l’artiste qui explique, guide, parachève.

Revenir, obéir. Ils connaissent la règle. Ils sont venus pour ça : apprendre à revenir. Et à accepter les repères qui distinguent les lieux et les heures.

L’instable parce que rien n’a d’importance, ici se stabilise. Les enfants de Magdalena sont libres. Ils viennent d’eux-mêmes poussés par un désir confus sans doute mais précis, pour se retrouver et découvrir ce mot :  » j’appartiens  » .

Lucy Borja a fondé la maison de Magdalena avec des financements suédois à travers l’ONG Generación, Instituto de investigación, promoción y comunicación social, association sans but lucratif dédiée à la défense des droits de l’enfant et au soutien de l’enfant et de la jeunesses. Elle a organisé un internat portes ouvertes pour les enfants des rues de Lima. Sous la direction de M. Enrique Jaramillo des professeurs assurent les cours. Des enfants de tous âges, dont les origines sont visiblement les plus variées et les plus mêlées, avec leurs peaux noires, jaunes, blanches, cuivrées ou métisses et leurs traits ethniques si divers, sédentarisés et scolarisés, y découvrent une socialisation structurée et y acquièrent un savoir. Quatre-vingt y vivent et au total cent cinquante la fréquentent — l’effroi de l’enclos est parfois le plus fort. La porte est toujours ouverte et les enfants restent souvent groupés dehors.

L’artiste péruvienne vivant à Paris, Olga Luna, a proposé un projet répondant à ce souci de formation et de socialisation. La réalisation a duré trois ans sous la direction du professeur d’art, Rosa Rodriguez-Prieto. À la fin du parcours, un mural de 100 têtes grandeur nature enchâssées dans de légers boîtiers de bois. Le choix d’Olga Luna s’est porté sur les matériaux les plus communs et les plus économiques, le plâtre et la terre. Les jeunes apprentis se sont révélés étonnamment réceptifs. Ils ont compris la discipline nécessaire aux procédures de fabrication, à commencer par le respect du matériau. La terre fraîche est meuble et elle se déforme facilement. Sèche, elle se casse. Les enfants se sont pliés à l’organisation d’un travail collectif durable. Si loin de l’anarchie chaotique et violente de la rue, ensemble, ils ont mis en œuvre un savoir-faire dans la répétition attentive de gestes maîtrisés. Une façon de découvrir la confiance, en soi et en l’autre. Car, pour que l’œuvre s’élabore et s’achève, ils ont fait preuve de devoirs et de respect, vis à vis des choses comme vis à vis des compagnons ou des professeurs, oubliant pour un temps la revendication ombrageuse de leurs droits, entre eux autant qu’à l’égard des adultes, cette tentative sans fin réitérée de calmer la douleur toujours à vif de blessures toujours prêtes à se rouvrir. L’œuvre d’art est la figure de l’autre dont celui qui la crée devient responsable.

Dans l’atelier donc il y a des visages et il y la terre. La terre ça ne vaut rien. Il y en partout comme les arbres dans la forêt. Tomás vient de la forêt. Il avait voulu faire le jardinier. Mais ça n’a pas duré. Il dit qu’il est venu pour la terre. La terre, il connaît. Dans le creux du négatif de plâtre il applique la masse d’argile. Démoulé, le visage a échangé le blanc mortuaire du plâtre contre la chair douce et rosée de l’argile. Il est posé dans le berceau d’une caissette de bois, fixé sur un fond de mastic. Caissette contre caissette, comme on monte un mur. Un mur de visages. Sur chaque paupière close une bille noire comme une pupille. Le masque prend un étrange regard. Ses traits sont reconnaissables mais son regard est autre. L’objet échappe. Il devient œuvre.

Un jour Tomás a apporté un plein sac d’argile.  » Je l’ai reconnue à sa couleur. Elle est souple. Elle ne se brise pas, elle est facile à travailler « . Tomás ne s’est plus contenté de répéter les gestes appris. Cette œuvre c’est la sienne. Il va chercher sur les talus, dans les terrains vagues la matière dont il la pétrit. De zones d’abandon ou de violente survie il est aussi possible de rapporter de quoi nourrir la sculpture et faire travailler le groupe. Agir, pour construire.

À Paris, Olga Luna a déjà fait des visages de terre. Après des peintures de terre, elle a fait des masques. Plusieurs fois elle a exposé un mural de cent têtes, sur le même principe que le mural de Magdalena, à cette différence que les têtes sont plus petites et que les visages sont inventés. Ils ne ressemblent à personne. Elle photographie également ces têtes réduites avec leurs yeux brillants en boutons de bottines et elle les présente agrandies comme des portraits. Parallèlement Olga Luna travaille sur le thème d’Arlequin — ces têtes, au fond, n’étaient-elles pas déjà des têtes pour Arlequin ? — L’Arlequino de la Commedia dell’ arte est le valet aux mille roueries et aux facettes aussi nombreuses que les losanges bariolés de sa livrée, celui qui joue tous les rôles, l’inventeur de situations, jamais à court d’expédients, l’homme de tous les possibles et donc un miroir possible pour chacun de ceux qui le regarde. Cent têtes ou une tête c’est pareil. C’est une et toutes à la fois. Et cent les symbolisent toutes. La mural aux cents têtes est un miroir. Chaque passant peut s’y reconnaître.

À l’inverse les masques de Magdalena pourraient être reconnaissables. Ils ont fixé des traits vivants. Pourtant le regard fixe de leurs yeux de verre les a déjà rendu étrangers à eux-mêmes et les parents des têtes d’Arlequin. En faisant leur propre portrait les jeunes praticiens de l’atelier de Magdalena ont dressé pour nous notre miroir, celui qu’a voulu nous tendre l’artiste qui l’a imaginé. Leurs visages sont aussi les nôtres – ils auraient pu l’être de toute façon si le hasard nous avait fait naître comme eux de ce côté-là de l’histoire. L’œuvre d’art nous regarde et elle prend vie dans notre regard. La représentation tendue vers nous ne nous émeut que lorsque nous y rencontrons quelque chose qui nous touche. Faire œuvre c’est donner quelque chose de soi et le proposer à l’autre pour qu’il le fasse sien. Les gestes répétés par les enfants et l’argile qu’ils ont grattée dans les terrains de Lima ont produit une sculpture. Elle appartient désormais à ceux qui la regardent, à ceux qui l’exposeront. Elle ne cessera pourtant de parler de ceux qui l’ont faite.

Plus tard quand leurs visages se seront ridés, que leurs traits auront changé, ils seront aussi étrangers à la sculpture que nous le sommes, nous les spectateurs, mais la sculpture conservera l’empreinte de leur jeunesse. Et la sculpture poursuivra son itinéraire. Un jour des conservateurs ou des critiques d’art la présenteront avec un cartel et une notice de catalogue portant mention d’un nom de lieu et d’une date :  » Magdalena, Lima, 2002 « . Elle aura une valeur d’assurance, un prix sur le marché de l’art. Elle est née d’un projet. Elle s’est faite de rêve, de temps, de terre et d’attention. Elle est devenue œuvre. Elle a une valeur esthétique, marchande et symbolique.

Que penseront-ils alors les petits artistes de Magdalena, si par hasard tombe sous leurs yeux une reproduction de la sculpture dans un magazine ?  » C’était moi et c’est moi qui l’ai fait « . Quel sentiment sera le leur ? Leur participation est l’une des dimensions de la sculpture. Elle lui donne son sens, inscrit dès sa conception par Olga Luna et elle crée un lien, irréversible désormais, entre eux et nous.

Hélène Lassalle
Paris, 20 décembre 2001

Hélène Lassalle est Conservateur en chef au Centre de Recherche et Restauration des Musées de France.